Dans notre siècle [1861], la presse est le grand levier de la Révolution. Pour ne parler que du journalisme, qui est la presse à son état le plus actif et le plus influent, personne ne peut nier que le plus grand danger du trône aussi bien que de l’autel, ce sont les journaux.
Sans sortir de notre chère France, sur cinq cent quarante journaux, il n’y en a peut-être pas trente qui soient vraiment chrétiens. Pour quatre-vingts ou cent mille lecteurs de feuilles publiques respectant la foi, l’Eglise, le pouvoir, les principes, cinq ou six millions d’hommes avalent tous les jours le poison destructeur que leur présentent goutte à goutte les journaux impies.
Que l’on me pardonne cette comparaison :
la presse est, entre les mains de la Révolution, un grand appareil à seriner les hommes. Quand on veut apprendre un air à des oiseaux, on leur répète cet air dix et vingt fois par jour, au moyen d’un instrument ad hoc. Les chefs du parti révolutionnaire, pour former, comme on dit, l’opinion publique, pour faire entrer dans les têtes leurs idées fatales, ont recours à la presse ; chaque jour, ils tournent la manivelle ; chaque jour, ils répètent dans leurs journaux l’air qu’ils veulent imposer au public, et bientôt les serins chantent. Et voilà l’opinion publique.
Quant à l’Eglise, qui ne veut pas apprendre l’air, on essaye d’un autre moyen. La Révolution cherche à l’endormir. Elle prétend, comme chacun sait, que l’Eglise catholique n’est plus à la hauteur du siècle. Avec une hypocrite bienveillance, elle feint de vouloir l’adapter aux idées modernes ; au fond elle veut la tuer. Elle s’approche donc de l’Eglise, elle lui présente son appareil perfide, la presse ; on dit de belles et douces paroles ; on fait des déclarations pieuses ; on tâche d’endormir les gardiens de la foi. L’Église se méfie ; le Pape et les évêques refusent de se laisser faire. Alors la Révolution lève le masque, transforme son appareil en machine de guerre et attaque de front cette ennemie qu’elle n’a pu ni endoctriner ni étouffer.
Et ce que je dis du journalisme pour la France, il faut le dire avec encore plus de raison peut-être pour l’Angleterre, pour la Belgique, pour la Prusse, pour l’Allemagne, pour la Suisse et surtout pour le Piémont et la pauvre Italie. Quatorze ou quinze cents journaux paraissent chaque jour en Europe ; sur ce nombre, combien y en a-t-il qui soient sincèrement dévoués à l’Église ?
On comprend du reste qu’il ne saurait en être autrement, quand on pénètre quelque peu dans les mystères de la rédaction des journaux. Sauf d’honorables et trop rares exceptions, les journalistes de professions exercent, aux dépens du public, un véritable métier. Ils n’ont ni convictions religieuses, ni convictions politiques ; leur conscience est dans leur encrier, et ils vendent leur encre au plus offrant. Selon l’intérêt de leur bourse, trop souvent vidée par l’inconduite, ils plaident avec une noble ardeur le pour et le contre, en se moquant de leurs crédules lecteurs. Ils flattent l’esprit d’opposition afin de grossir le nombre des abonnés, et les journaux les plus malfaisants et les plus plats sont souvent ceux qui réussissent le mieux.
Et voilà les éducateurs de la société ! voilà en quelles mains est tombée la conscience publique !
Sous l’impulsion des sociétés secrètes, le journalisme révolutionnaire fait feu de toutes ses plumes contre l’Église ; il perdra la foi en Europe, si Dieu, dans sa miséricorde, ne se hâte de déjouer ce vaste et infernal complot.
Monseigneur de Ségur – 1861
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